Règles typographiques : Avant-propos


« Les coutumes les plus absurdes, les étiquettes
les plus ridicules, sont en France et ailleurs sous
la protection de ce mot : “C’est l’usage”. »
Nicolas de C
HAMFORT, Maximes et Pensées.

« Le français n’est pas un don gratuit du libre-
échange et du laisser-aller. Il dut constamment
se défendre contre la corruption, et surtout
depuis que chacun, sous le prétexte fallacieux
qu’il sait lire, s’arroge sur le patrimoine ancestral
tous les droits, y compris celui de le dilapider. »
René É
TIEMBLE, Parlez-vous franglais ?

L’accent circonflexe d’abîme est défendu avec vigueur, c’est bien. On dénie à nos représentants élus le droit de régir la langue, c’est téméraire mais compréhensible. Dans le même temps, on l’accorde à des administrations, parfois à des institutions internationales, qui nous enseignent comment il convient d’abréger tel ou tel mot. Dans le même temps, pour les toponymes et les patronymes chinois, nos dictionnaires et nos journaux suivent les recommandations orthographiques de Beijing (Pékin). On en viendrait aux mains pour le ph de nénuphar, mais on écrit indifféremment : le Jardin des plantes (Mémento typographique de Charles Gouriou, le Petit Robert), le jardin des Plantes (Code typographique de la fédération C.G.C. de la communication) ou le Jardin des Plantes (le Nouveau Petit Robert, le Petit Larousse illustré).
Pour Queneau, « l’orthographe est plus qu’une mauvaise habitude, c’est une vanité. » Peut-être. Mézalor, c’est une vanité sans fierté, une coquetterie négligée.

Les codes typographiques sont là pour recueillir les règles de la composition typographique, mais les codes typographiques sont comme tous les codes, ils vieillissent. Regroupant des conventions plus ou moins assurées et des règles pérennes (conventions ayant eu le temps de changer de nom), ils se décatissent au rythme des premières. Il faut dire qu’ils ratissent large, s’intéressant aux abréviations, aux sigles, à la coupure des mots, à la composition des bibliographies, des dialogues, des index et des tables des matières, à l’écriture des chiffres arabes et romains, à celle des unités de mesure, à l’emploi de l’italique, des grandes et des petites capitales, à la mise en pages, à la ponctuation, aux signes auxiliaires, aux symboles, à la géographie, à l’histoire, à l’économie, aux sciences physiques et naturelles, à quelques difficultés de la langue française, etc. En écrivant, en corrigeant ou en récrivant les textes des autres, on les consulte parfois ; ils ont leur place parmi les usuels, à côté et aux côtés des grammaires et des dictionnaires de la langue. Confronter leurs recommandations n’est guère rassurant : si l’on éprouve un doute, c’est, sans doute, que l’usage est flottant ; et si l’usage flotte, les avis sont partagés. C’est agaçant. En outre, ça fait perdre du temps.
Dès le premier alinéa du deuxième paragraphe de l’avant-propos, un soupçon assaille le lecteur : les milliers de lignes qui suivent se proposent-elles de mettre un terme au flottement de l’usage orthotypographique ? Ou d’élaborer un nouveau code pour ajouter au chaos ? Le propos n’a pas été de graver des tables de la Loi — il y en a suffisamment en circulation —, il était plus ambitieux. En tout cas, il a exigé plus de travail…
Depuis 1637, tout le monde sait que le doute est la meilleure méthode pour vaincre le doute. Les bons correcteurs — ceux qui ne « savent pas tout » — la pratiquent sans relâche. Au lieu de douter épisodiquement, au hasard, ils doutent de toutes leurs références, j’entends de tous leurs ouvrages de référence : dictionnaires de la langue, encyclopédies, grammaires, codes typographiques, etc. Dans ce domaine, il ne faut faire a priori confiance à personne. J’ai un beau jour entrepris de systématiser les effets de cette circonspection. J’en ai tiré un premier enseignement (certains penseront qu’il n’était pas nécessaire de se donner tant de peine pour en arriver là… j’en conviens) : les avis divergents ne sont pas l’exception mais la règle ; puis un deuxième, guère plus original : il est imprudent d’obéir à un seul maître et de privilégier les avis d’une grammaire, d’un dictionnaire ou d’un code typographique, d’autant que les grammairiens ne lisent guère les codes typographiques et que les typographes ne lisent guère les grammaires ; enfin un troisième, de la même eau : un ton péremptoire ne suffit pas à asseoir un usage turbulent. Récriveur par nécessité, j’ai mis en fiches mes observations, car, s’il est sain de remettre vingt fois l’ouvrage sur le métier, vérifier vingt fois la même chose est une activité peu rentable et très fastidieuse. Toutes proportions gardées, je m’étais mis à composer un Bon Usage orthotypographique, un Code des codes, voire un dictionnaire de la relativité orthotypographique générale.
Mes petites fiches m’étaient utiles. Autant en faire profiter les autres et gagner quelque somme, me suis-je dit un jour. Ce n’était pas une très bonne idée : il restait beaucoup à faire pour les rendre présentables. Par présomption ou par lassitude, je crois que c’est aujourd’hui fait.


Vocabulaire

À mesure que les caractères en relief disparaissent, l’emploi du mot typographie ne cesse de se répandre. Dès l’origine, il a désigné deux choses, intimement liées pendant des siècles : l’art d’assembler les caractères (tupos > type) et le procédé d’impression en relief. Une renaissance de ce dernier étant improbable, il serait dommage d’associer trop étroitement un si joli mot à des activités désormais marginales (impression typographique) ou de l’abandonner aux seuls héritiers des graveurs de poinçons, des fondeurs de caractères et des metteurs en pages (création de caractères, « typographisme », maquette, etc.) ; il est ici employé — ainsi que ses dérivés — dans l’acception la plus large de composition typographique : présentation graphique d’un texte imprimé (par une rotative ou par une imprimante de bureau), voire simplement composé ou affiché sur un écran (toilé ou électronique). Les occurrences où il convient d’entendre « typographie » — et ses dérivés — au sens étroit (composition et impression avec des caractères en relief) sont explicitement signalées. (Pour ne pas accumuler des précisions et des prudences aujourd’hui superflues, j’ai réduit encore l’acception étroite à la seule composition manuelle.) L’artifice élimine quelques lourdeurs et l’emploi répétitif de « composition sur ordinateur ». L’acception étendue engendre hélas une autre ambiguïté : la typographie est-elle avant tout une branche des arts graphiques ou une manifestation particulière de l’écriture ? Un avant-propos se doit d’éviter d’ultérieurs désappointements : quiconque récuse la totale subordination de la typographie française à la langue française écrite n’a pas grand-chose à attendre des pages qui suivent. La composition typographique n’a pas d’autre objet, pas d’autre raison d’être, pas d’autre ambition que de servir l’écrit, quel qu’il soit. (Cela ne réduit en rien l’autonomie de la lettre : elle peut se balader où elle veut, chez qui elle veut, se permettre toutes les régressions ou toutes les audaces, devenir image, exercice graphique, œuvre picturale, architecturale, etc.)
Attribuant des sens particuliers à des mots français courants (approche, drapeau, espace, chasse, fer, graisse, point, police, etc.), les termes typographiques sont savoureux, et nombre d’entre eux sont encore employés, parfois dans des acceptions nouvelles, dont on trouvera ici quelques définitions.

« Orthotypographie » est un beau néologisme. Sa formation, fort différente de celle d’orthotypographia (rareté néolatine forgée il y a quatre siècles : ortho- + typographia = typographie correcte) ne doit rien à la préfixation. C’est un mot-valise subtil : ortho[graphe] + typographie. Il est parfait pour désigner l’armada des prescriptions à la fois orthographiques et typographiques, par exemple celles qui concernent l’écriture des titres d’œuvres. Il a toutefois été créé puis employé — je ne m’en prive pas (voir plus loin : « Prolepse ») — avec une telle largeur de vues qu’il risque de favoriser la confusion des genres. [Il a du se rendre a Paris] ne contient pas deux fautes de typographie ou d’orthotypographie mais d’orthographe, si l’on s’en tient au sens donné à ce dernier terme dans la plupart des établissements scolaires sérieux. Mettre dans le fourre-tout orthotypographique l’emploi des accents comme signes diacritiques et les finesses de la composition des lettrines revient à vider de leur sens les deux composants et le néologisme lui-même. La ponctuation ressortit à l’orthotypographie, certes… mais elle est liée plus étroitement à la syntaxe qu’à l’orthographe. Un texte peut vivre sans abréviation, sans petite capitale, sans italique, sans gras, il ne peut (à l’exception de quelques exercices de style) se passer de majuscules syntaxiques. Cette première distinction n’est pas suffisante, et les « menus » des logiciels sont trompeurs qui laissent accroire que PETITES CAPITALES, italique ou gras sont des enrichissements typographiques de même nature, applicables à un texte dont l’« état normal » serait standard.
La notion d’usage — singulièrement si celui-ci est qualifié de bon — est équivoque ; chacun se l’approprie pour lui donner une définition de son cru ou, plus humblement, pour rectifier ses contours. Ici, le bon usage n’est pas celui des écrivains mais celui des livres (de toute nature). Les correcteurs le savent, il ne s’agit ni d’une nuance ni d’une facétieuse subtilité ; sinon, pourquoi diable les paierait-on ? Pour corriger des étourderies ? Quand elles se répètent vingt fois dans un manuscrit, on est tenté de leur donner un autre nom. Il serait d’ailleurs bien déraisonnable de se défier des académies et de suivre le premier académicien venu. Les écrivains, surtout les bons, ont tous les droits, cela n’est pas en cause. Le livre n’est pas la Cité : quiconque connaît la règle peut la transgresser. Cette liberté suppose que certains prennent le risque de passer pour des pions vétilleux, d’épouvantables donneurs de leçons, d’ineptes donneurs d’avis. Cette conception très étroite du bon usage fait quasiment coïncider celui-ci avec la norme, ce qui est critiquable mais n’est pas sans justification dans un ouvrage par définition normatif. Encore une fois, il ne s’agit ici ni de la syntaxe ni de l’orthographe, mais de balivernes, telles que la ponctuation ou l’emploi des majuscules, que la plupart des auteurs ont toujours négligées et abandonnées avec empressement au bas peuple des ateliers. Quelques-uns, parmi les plus grands, ont joué sur ce terrain, brisant les misérables barrières des codes ou chérissant à l’extrême ces coquecigrues : de nombreux exemples empruntés aux écrivains illustrent ici l’usage, non parce qu’ils fondent la règle, parce qu’ils la respectent ou la détournent. Le recours aux « bons autheurs françois » pratiqué par Robert Estienne était justifié en des temps où beaucoup de règles étaient encore à naître. Aujourd’hui, il n’est ni sain ni sage de rabaisser de grands auteurs au rang de fournisseurs d’alibis aux médiocres. Céline a des tics admirables !… qui deviennent… comment dire ?… insupportables !… chez le premier rédacteur venu !… Intégrer à la règle des manquements prémédités à la règle réduit le champ de la liberté ; sous son air séduisant, la citation est l’argument d’autorité par excellence. Privilégier les illustrations littéraires dans la description de l’usage aurait un sens si l’essentiel des activités d’écriture avait pour objet la production de textes littéraires. Encore que…
Certains mots, diversement définis par les linguistes, les grammairiens, les lexicographes et les typographes, exigent des précautions d’emploi. Il serait malvenu d’ajouter au désordre : avant de préconiser une mise en forme, je précise lourdement à quoi elle s’applique.
La linguistique — et toutes ses succursales — est une des sciences humaines les plus « jargonneuses ». On peut, selon l’humeur, le tempérament ou le temps dont on dispose, s’en étonner, l’expliquer, en rire. Je n’ai pas succombé à la séduction du vocabulaire spécialisé de formation récente et j’ai tenté d’écrire en français, c’est-à-dire sans obscurité délibérée. Quelques termes indispensables, par exemple autonymie, ou entrés dans l’usage spécialisé depuis des siècles, comme apocope ou aphérèse, ne sont pas victimes de cet ostracisme ; toutefois, leur première occurrence (dans un article) est généralement accompagnée d’une « traduction ». Susciter le mépris des doctes n’est pas une obligation ; faciliter la lecture en est une.


Mode d’emploi.

On consulte les « usuels » pour deux motifs : soit vérifier dans l’urgence un fait ponctuel, par exemple l’orthographe d’un mot, soit lire une définition, une règle, une explication détaillée. Les synthèses sont séduisantes mais ne favorisent guère les consultations rapides. Aucune règle simple n’explique la République française, le Royaume-Uni ; l’armée française, l’Armée rouge, la place Rouge ; l’Académie de marine, le musée de la Marine. À l’organisation thématique en quelques grands et longs chapitres (Majuscule, Italique, Abréviation, etc.), j’ai associé l’ordre alphabétique d’articles et d’articulets ; solution arbitraire ou de facilité, peut-être, mais la facilité est en l’espèce celle de la consultation (élimination de quelques détours par l’index) ou de la lecture (des arguties, parfois plaisantes mais indésirables dans un article de synthèse, peuvent se glisser sans honte dans un articulet consacré à un terme précis). Toutefois, si elle favorise les examens rapides, la multiplication des entrées peut entraîner une surestimation de la complexité ou du nombre des règles (pour les rédacteurs de codes, elle a en revanche un avantage indéniable : elle leur épargne l’élaboration nécessairement pénible d’une théorie d’ensemble). Deux types d’articles sont indispensables pour résoudre cette contradiction : les uns exposent les conventions, les avis divergents, et développent une argumentation ; les autres, beaucoup plus brefs, donnent une définition ou une règle sèche suivie de quelques exemples (des renvois indiquent dans quels articles on trouvera les explications détaillées, la théorie, les grands principes qui régissent tant bien que mal le système). Il va de soi qu’à Majuscule ou à Italique sont reprises et synthétisées des données dispersées dans des dizaines d’articles et d’articulets… Ces répétitions gâchent du papier mais font gagner du temps, qui n’est pas recyclable. (Les grammairiens, dont ce n’est pas la préoccupation principale et qui ont l’habitude de manier des règles plus nettement assurées, consacrent peu de place à l’orthotypographie. L’Académie étudie la question de l’emploi des majuscules en six lignes, Thimonnier en vingt-deux, Chevalier en vingt-quatre, Grevisse et Goosse lui accordent trois pages dans leur Grammaire et cinq dans le Bon Usage).
Lorsqu’une ou des divergences existent, le signe précède les sources qui, à mon sens, sont dans le vrai ; le signe , celles qui (sur un point précis) ne devraient pas être suivies. Le signe ± indique une incertitude (de l’usage ou d’une source). Les et les sont des éléments essentiels de ce livre, sans doute les plus utiles pour ceux qui écrivent, récrivent, corrigent. Ils peuvent aussi intéresser ceux qui lisent. La renommée et l’autorité présumée des sources ne sont pas ici des critères privilégiés ; les options retenues sont le plus souvent celles qui respectent ou restaurent la cohérence de notre système graphique, parfois celles qui introduisent des nuances utiles dans la langue écrite. L’opposition entre purisme et laxisme est ici sans objet : des options peuvent être déclarées non fautives mais ridicules, d’autres fautives mais dignes d’être retenues. Certaines règles dont je préconise le respect (momentané) pour une raison sérieuse (usage bien établi, quasi-unanimité des sources) ne sont pas nécessairement raisonnables.
Il n’est pas question de distribuer des bons points, des avertissements ou des blâmes. Je n’en ai ni le goût, ni le droit, ni l’autorité. Le ne signifie pas que telle ou telle source commet une erreur : précédant les ouvrages récents, il relève souvent un excès de précautions (forme correcte accompagnée d’une ou de plusieurs variantes archaïques, discutables, voire condamnables), parfois une simple divergence d’appréciation ; précédant les ouvrages anciens, il montre simplement que l’usage a changé. Dans ces pages, les règles relevant de la syntaxe ou de l’orthographe sont rares, les coutumes abondent. À la plupart des , j’ai opposé des  : non par plaisir, mais par scrupule. Les sources sont indiquées sous une forme abrégée mais toujours datée. Exemples : Greffier 1898, Larousse 1992. Le lecteur pourra ainsi constater que certaines « nouveautés » ont déjà de la bouteille, et que certaines « traditions » ne méritent pas encore ce joli nom.
Relever des divergences dans l’usage, dresser l’état des lieux est indispensable, mais si l’on s’en tient là, l’exercice est assez vain ; reste à s’expliquer sur les choix opérés, non au coup par coup et en suivant son « goût » (cela n’aurait aucun intérêt et n’engendrerait qu’un code perturbateur supplémentaire) mais globalement, en rappelant et parfois en tentant de dégager les lignes de force de la tradition typographique française. Commentaires, arguments et indications historiques sont rares dans les codes typographiques contemporains : la règle et quelques exemples, voilà tout, « c’est comme ça et pas autrement ». Ce sont des ouvrages peu volumineux (trop pour certains, qui en donnent des versions abrégées), faciles à consulter, sécurisants (si l’on n’en interroge qu’un). Le problème, c’est que l’orthotypographie s’apparente davantage à la coutume qu’à la Loi. Le problème, c’est que le lecteur est en droit de se poser des questions qui n’ont rien de subsidiaire, du genre : Pourquoi est-ce comme ça ? et depuis quand ? Les règles que vous publiez sont-elles unanimement acceptées par vos pairs ? (Plusieurs ouvrages échappent par nature à cette critique, en particulier le Lexique des règles typographiques en usage à l’Imprimerie nationale, dont le titre est explicite : nul n’est tenu d’expliquer ses propres usages, dès lors qu’ils sont présentés comme tels.) Quelques auteurs, dont les livres ne sont pas véritablement des codes, justifient leurs choix. Lorsque je ne partage pas leurs vues, il arrive que je les commente, que je les critique, parfois avec quelque rudesse ; cela exige des lignes et des lignes qui peuvent paraître inéquitables en regard du seul attribué, faute de mieux, aux compilateurs muets de la Loi ; en vérité, seule est respectable l’argumentation résolue. Quant à la tonalité de quelques commentaires, je m’en explique plus loin.

Appeler systématiquement l’Académie à la barre des témoins aurait été utile et courtois ; il a fallu y renoncer : depuis 1935, les Immortels sont des lexicographes plus nonchalants que jamais. Un tiers de dictionnaire n’est pas (encore) un dictionnaire. C’est regrettable, car le Dictionnaire de l’Académie française, s’il n’est pas indiscutable, est le seul à disposer pour quelque temps encore d’un semblant de « légitimité officieuse », d’un chouïa (mot non enregistré par le Quai Conti) d’autorité. La langue française écrite n’est pas régie comme le Scrabble, les mots croisés et les concours d’orthographe. Il est néanmoins profitable de convoquer ceux qui sont effectivement consultés : les deux grands dictionnaires des francophones d’aujourd’hui, le Petit Larousse illustré et le Petit Robert. De l’écolier confirmé à l’écrivain débutant, la plupart des scripteurs font de l’un ou de l’autre l’infaillible référence qui les rassure. Certains consultent les deux ouvrages, ce qui est très judicieux, mais n’est pas nécessairement la thérapeutique idéale pour calmer les tourments lexicaux. Les typographes et les lexicographes du xixe siècle participent à la confrontation : non pour cautionner des formes tombées en désuétude, pour témoigner de l’ancienneté de certains usages.

La francophonie n’est pas la France, tout le monde s’en félicite, et le français est riche de variantes locales. L’orthotypographie a les siennes, en grand nombre ; certaines sont respectables ; d’autres sont, selon le lieu, des anglicismes ou des germanismes typographiques : on peut le comprendre, il n’est pas indispensable de l’admettre. Ces lignes sont écrites à Bruxelles, capitale d’un royaume partiellement — et de moins en moins — francophone et d’une Europe marchande qui n’a pas d’affection prononcée pour la langue de la République.

Les alambics sont grisants, mais les énoncés simples. Accompagnés de deux ou trois exceptions, ils sont à l’évidence plus faciles à mémoriser que les constructions contournées, condamnées à l’inefficacité par le désir pervers de tuer les exceptions jusqu’à la dernière. Beau programme… qui exige cependant quelque prudence, car la simplification systématique des « règles », a priori séduisante, a pour premier effet de ruiner la précision de la langue écrite. Les règles de la composition typographique ne sont pas destinées à faciliter la tâche ou la vie du scripteur mais celles du lecteur. Principe bien oublié par les néocommunicateurs, les paoïstes et beaucoup de typographistes.

Que l’on écrive au crayon ou que l’on frappe sur un clavier, il est nécessaire de connaître les règles relatives à l’emploi des majuscules. En revanche, la maîtrise des espaces insécables semble superflue pour les adeptes exclusifs de la mine de graphite, du feutre mou ou du bec fendu. La matière de cet ouvrage se répartit donc en deux catégories d’inégale importance :
— les règles et les usages que tout scripteur doit connaître, car ils concernent tous les textes, manuscrits ou composés ;
— les règles et les usages proprement typographiques, qui ne s’appliquent qu’aux textes imprimés ou affichés sur un écran. Ils sont précédés du signe (pied-de-mouche).
Un physicien a bien le droit d’écrire Ångström si ça lui plaît, peu m’en chaut, mais personne n’a le droit ni le pouvoir d’imposer l’emploi de ce « ° » exotique à l’ensemble des citoyens. Je signale grâce à d’horribles petits points noirs :
les usages particuliers, admissibles dans les textes spécialisés ;
•• le bon usage ;
••• les règles en vigueur quelle que soit la nature du texte.
Les «  », c’est-à-dire les « usages particuliers », sont ici assez rares, car toute convention particulière qui s’écarte sans réel motif de la convention générale n’est le plus souvent que le symptôme, au mieux, de la pédanterie, au pis, de la nonchalance intellectuelle. Seuls sont retenus les cas où l’application de la règle générale engendrerait des ambiguïtés : pour la plupart, ils ressortissent aux diverses disciplines scientifiques.
Le signe précède les commentaires, les digressions, les rappels historiques, le superflu…
La vignette indique les graphies ou les formes traditionnelles dont l’incohérence doit être respectée… Elles sont très rares, protégeons-les.
À l’exception de rares détails purement typographiques, aucune distinction n’est en revanche faite entre les usages de l’édition et ceux de la presse ; le procédé ne vise d’ordinaire qu’à justifier de regrettables licences (dans la presse). Il est classique de considérer que les règles doivent s’appliquer avec une rigueur proportionnelle au poids littéraire des textes. Erreur. Cé toul kontrair. Moins il y a d’expression, plus la mise en forme doit être conforme au bon usage et même à la norme.
Je me suis efforcé de fournir des indications relatives à l’informatique susceptibles de convenir à tous les utilisateurs, quel que soit leur système d’exploitation favori. Toutefois, je ne puis exclure qu’il faille considérer avec précaution deux ou trois observations trop liées à ma pratique des ordinateurs Apple Macintosh et des logiciels suivants : Microsoft Word, Adobe Illustrator et Pagemaker, Quark Xpress, Altsys Fontographer.


Quelles règles ?

Je l’ai dit plus haut : élaborer un « code de plus » en sélectionnant ici et là des bribes des « meilleures règles » ou des usages les plus ancrés serait (ou est) une entreprise dérisoire et sans intérêt. Les codes ne règlent pas tout et surtout pas partout. Que ce soit dans la presse ou dans l’édition, les « marches », par définition particulières, sont la véritable Loi orthotypographique. Les plus critiquables d’entre elles trouveront toujours des fragments de légitimité dans un ou plusieurs « codes ».
Il ne sert à rien d’apprendre une règle sans avoir compris ce qui l’a motivée. Surtout si plus rien ne la motive…
Les choix que j’ai effectués ont été dictés par un double souci : privilégier la précision de la langue écrite et maintenir ou restaurer la cohérence du système graphique. Lorsque je me suis aventuré à préconiser des formes hérétiques, inédites ou d’apparition récente, c’est, je le crois, après m’être assuré que la tradition était intimement liée aux seules contraintes techniques des anciennes méthodes de composition ou qu’elle bridait stupidement les possibilités offertes par les techniques nouvelles. En revanche, j’ai respecté comme un bien inestimable la plupart des règles issues de la réflexion des typographes sur la langue française écrite. Ces gens-là connaissaient leur métier et leur langue, ils n’ont pas écrit que des bêtises. En refusant deux conforts périlleux, l’archaïsme corporatiste et l’oubli des maîtres, j’ai tenté de comprendre et de faire comprendre quelques conventions utiles et parfois belles.


Prolepse (réfutation anticipée)

Consacré à l’orthotypographie, cet ouvrage contient bon nombre de recommandations, de considérations, d’exemples et même de mots-vedettes qui sont nettement hors sujet. Si j’ai été contraint de traiter plusieurs points qui relèvent uniquement de la grammaire, de la lexicographie voire de la stylistique, c’est parce qu’ils sont traditionnellement abordés dans les codes et les manuels de composition. Hors des règles proprement typographiques et orthotypographiques, ces derniers devraient se contenter de répondre aux questions qui laissent indifférents les grammairiens et les lexicographes, ce qui n’est certainement pas le cas de l’accord des adjectifs de couleur ou de l’emploi du trait d’union dans les mots composés. Hélas, tout travail où intervient une part de compilation implique une extension aux limites du corpus compilé… Je m’en console faiblement en me persuadant qu’une scolopendre vigoureuse ou quelques saint-nectaire, qui n’ont aucune raison légitime de figurer dans ces pages, donneront au lecteur, lors d’une consultation motivée par un autre objet, l’occasion de se remémorer des orthographes ou des accords parfois malmenés.
La publication assistée par ordinateur étant aujourd’hui accessible à tous, j’ai cru utile de fournir des indications et des conseils relatifs à la mise en pages. Les graphistes et les typographes professionnels seront sans doute agacés par ce souci de définir ou d’expliquer des notions pour eux élémentaires, mais parfois méconnues des auteurs-compositeurs-maquettistes.
Je n’ai pas toujours adopté les tours impersonnels et le détachement recommandés dans ce genre d’ouvrage. Cette infraction peut sembler surprenante, voire choquante dans des pages consacrées à l’étiquette ; il serait injuste d’y voir une provocation ou une manifestation d’outrecuidance : dans certains cas, une tournure familière m’a semblé le plus sûr moyen de faire entendre que j’exprime une opinion et non la Loi orthotypographique immanente.
On pourra être choqué par le ton bêtement ironique de certains passages, par la tonalité polémique de quelques autres. Les premiers ont pour seule cause la volonté de divertir un peu le lecteur. Se gausser de l’Académie n’a rien de nouveau ni d’élégant ; contredire un éminent grammairien est un plaisir pervers ; relever les moindres erreurs dans un texte quelconque est facile, surtout lorsque l’on a fait de cette curieuse activité l’une de ses professions, et l’on trouvera dans ces pages, juste retour des choses, matière à quelques sarcasmes. Si un exemple facétieux, une citation perfide favorisent l’assimilation de règles indigestes, j’accepte tous les blâmes. Les passages véritablement polémiques ne sont pas destinés à amuser le lecteur, mais à le mettre en garde contre des conceptions désastreuses, en particulier lorsqu’elles sont professées avec suffisance. J’adopte alors un ton qui n’est guère plus estimable que celui que je dénonce : cette contradiction-là, j’ai été incapable ou peu désireux de la résoudre.
Il est certes scandaleux de l’utiliser à des fins décoratives mais je n’ai pu m’empêcher de confier à la littérature de nos divers siècles le soin d’agrémenter ces pages parfois pesantes : une citation, qui n’a pas valeur d’exemple, ouvre certains articles. Les conceptions orthotypographiques de Rousseau n’ont jamais été exemplaires ; je n’y vois pas un motif suffisant pour refuser de l’inviter. (Les véritables exemples littéraires sont pour la plupart extraits d’œuvres françaises du
XXe siècle.)


Beaucoup de pages pour rien ?

Il est vrai que les fautes et les entorses au bon usage relevées dans ces pages sont des broutilles en regard des solécismes et des barbarismes qui souvent les accompagnent. Les manquements à l’orthodoxie orthotypographique ne mettent pas le français en péril. N’est-il pas morbide d’espérer qu’un corps prétendument affaibli par des agents pathogènes demeure bien habillé ? Réfutons l’objection en filant la métaphore, sinon le lieu commun : conserver sa dignité a toujours favorisé les remises sur pied.
La plupart des récriveurs, des correcteurs et des typographes ne sont ni plus paranoïaques ni plus obtus que la plupart des linguistes ; ils ne sont pas spécialement puristes, encore moins fixistes ou « normolâtres » : ils savent, eux aussi, que notre langue est vivante, qu’elle bouge encore, l’aïeule désinvolte, et se régénère ; qu’elle évolue, danse sur ses marges, gracieuse ou désolante ; qu’il est absurde de vouloir la pétrifier en l’état, de lui interdire des emprunts judicieux, des fantaisies passagères ou durables. Une caractéristique pourtant leur est propre : on leur demande de faire comme si de rien n’était, on les paye pour faire respecter la norme écrite. Faut-il s’étonner s’ils aiment qu’elle soit périodiquement précisée ?

Distinguer les lois (syntaxe) d’avec les coutumes (orthotypographie) est commode, cet avant-propos l’illustre assez, mais il convient de ne pas se leurrer sur la pertinence de l’opposition, ce serait imprudent. Toutes sont des conventions ; les premières bénéficient d’un crédit plus grand ; il n’est pas inépuisable. Le français écrit n’est pas l’objet d’une négociation : concéder l’italique ou quelques majuscules ne sauvera pas l’accord du participe passé.

L’éternuement de McLuhan n’a ébranlé aucune galaxie.
La composition « typographique » a régné sans partage pendant un demi-millénaire, la photocomposition n’aura pas même vécu un demi-siècle : quelles que soient les évolutions techniques à venir, la chaleur du plomb n’a pas fini d’irradier la langue écrite. Aujourd’hui, l’informatique bouleverse le monde des arts graphiques et multiplie les possibilités de la typographie. Naguère considérable, l’investissement nécessaire à la création d’un poste de composition est devenu dérisoire. C’est très réjouissant. Les machines sont un progrès, on l’a observé il n’y a pas si longtemps dans le domaine des transports, où le Code de la route n’est devenu une nécessité vitale qu’après la pose de moteurs sur les véhicules : quand tout le monde circule vite, il vaut mieux prendre des précautions. Quand tout le monde écrit, pas nécessairement ; mais quand tout le monde compose ? quand n’importe qui imprime ? Depuis que la « typographie » est morte, les codes typographiques sont devenus indispensables. La publication assistée par ordinateur fait courir de graves dangers à la langue écrite, des dangers « à la mesure de la puissance des machines », comme disent quelques communicateurs. Les protes et les correcteurs étaient souvent tatillons, du moins connaissaient-ils leur langue ; aujourd’hui nous avons des paoïstes improvisés. Il suffit de feuilleter les publications, les brochures, les rapports annuels des entreprises pour constater que certains desk-topeurs ont constamment le pied au plancher, même dans les virages les plus serrés. Sans risque, sauf pour le français, fracassé, et le bon usage, à l’agonie. La chose imprimée bénéficiait jusqu’alors d’une autorité naturelle… Il serait bon pour la santé de la langue écrite que cet a priori favorable disparût ou, mieux, disparaisse au plus vite. L’industrie et le commerce ne font pas de quartier ; inutile d’évoquer la publicité, elle se charge de promouvoir ses petites audaces.

N’accablons pas les amateurs. Les professionnels ont ouvert la voie. Dans un opuscule destiné à ses auteurs, une grande maison d’édition (Le Seuil) écrit ceci : « Nous avons tous [?], auteurs et éditeurs, pris l’habitude de considérer la préparation et l’impression des manuscrits comme des tâches un peu subalternes. Nous avons fait confiance à une espèce devenue rare : celle des re-lecteurs [sic], protes, etc. » L’espèce des relecteurs n’est pas devenue rare ; en revanche, une autre est à l’évidence très menacée, en voie de disparition, celle des éditeurs préoccupés de ces exigences subalternes : la correction, savoir-vivre de la langue écrite, et… l’impression des manuscrits. Un aveu complémentaire vient au paragraphe suivant : « Si vous ne faites pas ce que nous vous recommandons, quelqu’un d’autre que vous devra s’en charger, souvent à la hâte [?], et pas nécessairement dans le sens que vous souhaiteriez. » C’est clair… Ainsi s’édifie aujourd’hui l’usage. À la hâte, c’est-à-dire à l’économie.
Les correcteurs humains fréquentent de moins en moins le marbre. Qu’y feraient-ils donc ? Les salles de rédaction regorgent d’érudits, d’impeccables stylistes et de correcteurs électroniques. Tout va pour le mieux dans la meilleure des presses. Le français approximatif de certains journaux a toutefois un mérite : il clame que la quête de l’exactitude n’est là ni une vertu ni une priorité.
Nouveauté plus perverse, une part du terrain orthotypographique, donc de l’écrit, est confiée à des « gens d’image », respectables pour la plupart, mais parfois médiocres connaisseurs de la langue et de la typographie françaises. Quantité de subtilités orthotypographiques sont ainsi réduites au triste état de subtilités visuelles et, dès lors, endurent des sévices inédits.
Nul esprit sensé ne réclame la création d’un Service de la répression des fautes ; la recette serait inefficace et dangereuse. Les zéros pointés n’ont jamais empêché les cancres individuels de se multiplier, peinards. Une amende dérisoire (de l’ordre du dixième de centime) pour chaque entorse grave suffirait à ruiner une part de la presse et de l’édition françaises, et la totalité des autres secteurs de l’économie. En outre, la justice est de loin l’institution la plus mal placée pour donner des leçons de français. Enfin, au sommet de la pyramide, la négligence est troublante. La Délégation générale à la langue française publie des ouvrages qui sont des gisements d’erreurs typographiques : dans le Dictionnaire des termes officiels de la langue française, on cherchera en vain une capitale accentuée, lacune surprenante dans un dictionnaire. Le célèbre rapport du Conseil supérieur de la langue française sur les « rectifications de l’orthographe » a été rédigé par des experts maîtrisant le jargon lexico-notarial mais insoucieux de futilités telles que la ponctuation, l’emploi pertinent de l’italique et des majuscules.

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Au sortir d’un siècle furieux, le combat orthotypographique n’est sans doute pas prioritaire, mais, comme il n’y a nul risque à le mener, il ne faut pas désespérer de voir les démagogues et les marchands s’y associer. Ça pourrait faire du monde.
En attendant, écoutons Chamfort et Étiemble, continuons d’habiller la langue écrite en lui épargnant le ridicule des guêpières et la honte du laisser-aller.

Jean-Pierre LACROUX